Reflet
Je vis dans la forêt depuis quelque temps maintenant.
Je ne me souviens plus de la vie d’avant. Non, c’est un mensonge : pour vrai dire, je m’en souviens un peu. Il y avait toujours du bruit, la lumière du feu. L’odeur de la poudre qui restait sur la langue, sur les dents. Toujours des soucis, des tâches qui devaient être accomplies. J’étais encore jeune, mais je voyais les adultes qui étaient toujours pressés. Ils pensaient à leur statut, aux relations, à cette croissance perpétuelle.
J’ai des soucis maintenant, mais ils sont différents.
La forêt m’entoure. Je sais comment me débrouiller ici, je sais quoi faire pour y survivre. Personne n’attend rien de moi. Je grandis, je mange, je partage cette vie avec toutes les autres créatures de la terre. C’est tout. On doit respecter tous les êtres avec qui on partage cette habitation.
C’est toujours le début. Il y a certains de mes voisins qui pensent toujours que je suis comme les autres, ceux qui prétendent détruire la forêt avec leurs fusils. Mais je ne suis pas comme eux. Il faut que je les fasse comprendre. Je peux apprendre à traverser la forêt comme ils le font : avec des pieds silencieux, des bras qui grimpent sur les arbres, qui commencent à devenir de plus en plus forts. Je peux me laver dans les criques et trouver de quoi manger dans les bosquets. Je peux rendre hommage à nos aïeux d’une façon que les autres ne connaissent plus. Aux esprits animaliers de la forêt que les humains n’ont même jamais connus.
Et puis il y a ma mère. Elle sait me protéger. Au début, on se craignait moi et elle, mais depuis, nous sommes revenues de nos erreurs. Sous sa protection, je suis respectée. Je ne ressemble pas à ses autres enfants. Je veux dire : je ne ressemble pas encore à mes frères et sœurs. Mais cela va prendre du temps. Je suis toujours en train de grandir, d’évoluer. Je continue à développer. C’est parce que je suis toujours enfant, et donc quand je serai adulte je serai tout comme eux.
Cela commence, bien sûr, parce que petit à petit, quand je vois mon reflet dans l’eau, je m’aperçois de quelqu’un qui n’est plus comme moi. C’est qui, cette petite fille, avec les bras si fins et fragiles ? Cela ne peut pas être moi. Je suis forte : je peux parcourir toute la forêt en ne jamais descendant à terre. C’est qui, cette fille si craintive, aux yeux ronds ? Je connais toutes les pièges de la forêt maintenant. Je sais quand je dois me montrer effrayante. Je suis une bête à quatre pattes et je ne ressemble plus à cela. Je ne veux pas voir de telles choses.
Chaque fois que je vois cette fille, cette image trompeuse, je plonge les mains dans l’eau et je les remue pour qu’elle disparaisse. Elle se fragmente. Ce n’est pas moi. Je suis la fille de ma mère, je suis un être forestier. Je renonce à la race humaine. Je n’ai rien à voir avec eux. Je suis une louve.