« Dis, Yuna, dit Tidus, si ta mère était al bhede –
Il savait sans devoir demander que la mère de Yuna était déjà morte. Elle ne l’avait pas dit, mais il y avait eu quelque chose dans la façon dont elle parlait de ses parents.
« Si elle était al bhede, reprit-il, ça veut dire que tu parles leur langue ? »
Elle le regarda : ce fut l’un de ses regards si frappants. Il savait bien qu’il n’y avait aucune fille à Zanarkand qui savait regarder un homme d’une telle façon.
« On n’apprend pas une langue par le pur fait de l’hérédité, dit Lulu avant que Yuna n’ait pu répondre.
– Je le sais ! protesta Tidus. Je ne suis pas si stupide que ça. Je sais que tu ne le crois pas, Lulu, mais… quand même, je pensais que la mère de Yuna lui avait peut-être parlé en al bhed pendant son enfance. »
Yuna fit non de la tête. « Quelques mots, c’est tout. Et en fait, c’était plutôt grâce à mon père. Il était vraiment albédophile.
– Tu es sérieuse ? demanda Tidus. Mais il était Grand Invokeur ! Ça veut dire qu’il avait en quelque sorte un rapport avec Yevon, n’est-ce pas ?
– Oui, dit-elle, mais il aimait tous les peuples de Spira, et les Al Bheds surtout. C’était Yevon qui l’avait envoyé chez eux pour prêcher, mais après quelques semaines, il a commencé à tomber amoureux de leur culture. C’est ça qu’il m’avait toujours dit.
– C’était bien dangereux, remarqua Lulu.
– Oui, dit Yuna, mais mon père m’a appris qu’il est important d’obéir aux désirs de son cœur. »
Elle regarda Tidus pour une deuxième fois, et il se sentit rougir.
« Que les Grands Invokeurs fassent ce qu’ils veulent, dit Lulu sur un ton irrité. Nous autres, on doit suivre les préceptes. Il aurait été dangereux si tu avais parlé al bhed à Bevelle comme enfant. Et puis à Besaid aussi.
– Mais tout le monde savait qui j’étais à Bevelle, » dit Yuna. Elle haussa les épaules. « Quand même, ma mère ne voulait pas que j’apprenne l’al bhed. Chaque fois que mon père a essayé de m’en apprendre un mot, elle le lui a reproché.
– C’était prudent, dit Lulu. On ne devrait pas utiliser les idiomes méprisés. C’est tout comme à Besaid : seuls les hommes grossiers parlent le dialecte du coin.
– Y’en a ? » demanda Tidus.
Elle fronça les sourcils. « Bien sûr. Tous les blitzeurs parlent comme ça, ya. Quant aux villageoises, elles sont heureusement plus raffinées. Je suis contente que Yuna n’ait jamais essayé de parler avec cet affreux accent.
– Ah oui, dit Yuna, les villageoises. C’est parce qu’elles veulent se marier avec des hommes qui ne sont pas originaires de l’île.Gal, S. (1978). Peasant men can’t get wives: Language change and sex roles in a bilingual community. Language in Society 7:1–16.
– Quelqu’un t’a dit ça ? demanda Lulu.
– Oui, dit Yuna, plusieurs fois. Elles parlent comme ça parce qu’elles veulent dissimuler leurs origines. » Elle se tourna vers Tidus. « Les gens se moquent de Besaid, dit-elle, mais à mon avis, c’est une île charmante.
– Ton père pensait évidemment la même chose, remarqua Lulu. Il a ordonné que tu grandisses là après son décès. C’est ça qu’on dit. Cette histoire est devenue une légende pour les Besaidiens – on en est très fiers. Ça attire parfois des touristes, aussi.
– Oui, dit-elle encore une fois. Mais il voulait aussi que je parle la langue al bhede, Lulu.
– Et on ne peut pas toujours réaliser nos rêves, dit Lulu. Il y en a certains qui ne sont simplement pas réalistes. Tu n’aurais pas pu passer la vie comme albédophone. Pour commencer, personne n’aurait pu te comprendre.
– Elle aurait pu devenir bilingue, dit Tidus. Moi j’en ai toujours rêvé. Ne serait-ce pas cool, pouvoir parler deux langues ? Utiliser l’une quand on veut parler d’une chose secrète et qu’on désire que personne ne comprenne ? Et ce qui est plus, ils disent que le bilinguisme est bon pour le cerveau : moins probable qu’on va souffrir de démence dans la vieillesse.Alladi, S. et al. (2013). Bilingualism delays age at onset of dementia, independent of education and immigration status. Neurology 81(22):1938–1944.
– C’est qui, ils ? dit Lulu. Et la démence… on ne peut pas se soucier d’une telle chose ici. Il y a Sin avant tout ça.
– C’est dommage, c’est tout, dit Tidus. J’aurais bien apprécié pouvoir connaître deux cultures à la fois.
– Ah oui, dit Lulu. Bon, bah, toi tu peux apprendre l’al bhed, alors. Quelqu’un ici à Luca pourra te l’apprendre, j’en suis sûre.
– Dans ce cas, dit Tidus, je vais bien le faire. »
Lulu le regarda longuement ; puis elle s’éloigna de lui.
« C’est une bonne idée, » chuchota Yuna, et les deux jeunes gens se sourirent.