« Sire Auron ? »

Elle était debout, devant lui, soignée comme toujours ; il était évident que le pèlerinage n’avait commencé que récemment. Braska avait été là aussi, dans le même lieu, ou bien dans un autre qui avait ressemblé à celui-ci ; mais lui, il avait eu les yeux enfoncés, craintifs. Il avait déjà obtenu quatre ou cinq Chimères ; il ressentait leurs appels dans son âme. Il avait été si épuisé qu’il avait du mal à parler. Mais maintenant, c’était sa fille qui était là, alerte, tout comme il fallait, tout à fait l’inverse de son père, si ce n’était pour la détermination qui brillait dans ses yeux de la même façon.

« Oui ? fit-il.

– Ça vous dérange si je m’assieds ? »

Elle avait voulu poser une question différente, il le savait. Mais il semblait que la politesse l’empêchât d’en faire. Jusque-là, elle avait évité de parler avec Auron ; elle était sans doute intimidée.

« Tu veux que je te parle de Braska, » dit-il.

Elle s’inclina, ce qui était une grande ironie qu’elle ne reconnaissait pas. « Oui, dit-elle. S’il vous plaît, et si vous y êtes d’accord.

– Tes souvenirs ne suffisent pas ?

– Mais je ne connais rien de son pèlerinage.

– Et c’est donc ça dont je devrais te parler ? »

Elle fit oui de la tête avec enthousiasme. « S’il vous plaît. »

Il indiqua la chaise à l’autre côté de la table ; elle s’assit vite et se pencha vers lui avec anticipation. Lui, il se redressa et grimaça : il avait passé toute la journée en combattant contre des monstres, et maintenant, il avait mal partout.

« Mais vous êtes blessé, dit-elle. Je vais chercher mon bâton… »

Braska avait soigné les blessures d’Auron sans aucun bâton du tout ; l’intensité de sa magie s’était transférée dans chacune directement de ses mains. Plusieurs fois, Auron avait failli crier à haute voix à cause de cette sensation. Braska s’était approché de lui ; il avait caressé les cheveux d’Auron pour les écarter de son visage ; il lui avait souri. Après tous leurs combats, il avait cherché les plaies de son gardien avec tant de soin. Ses doigts rassurants avaient méticuleusement traversé sa peau ; il avait trouvé chaque source de douleur, et il les avait anéanties.

« Je suis fatigué, dit-il, et c’est tout. »

Yuna hésita, mais ensuite, elle dit, « S’il vous plaît : parlez-moi de la fin. Qu’est-ce-qu’il pensait de… du fait que…

– Du fait qu’il allait mourir ? »

Elle hocha la tête encore une fois.

« Il était prêt, » dit-il. Bien sûr, il avait été prêt, si prêt que Yuna aurait été blessée si elle le savait. C’était vrai : Braska avait abandonné sa fille, qui était encore si jeune ; il avait prétendu qu’il n’était pas capable de l’élever seul, même si cela faisait déjà trois ans. Il avait été triste quand il lui dit adieu à Bevelle, mais après cela, son seul lien avec le monde des êtres vivants était rompu, et donc il attendait sa propre mort avec impatience. Il continua sur son chemin, vers cette fin, avec un fort désir, pendant qu’Auron essaya sans succès de le rattraper, de le persuader que sa mort ne ferait rien qu’entraîner même plus de tristesse.

« Et donc, dit-elle, à la fin…

– Il m’a dit de m’abriter, répondit-il. Il m’a laissé dans un creux, quelque part sur la Plaine Félicité. Et puis, il s’en est allé. » Il avait tenu Auron dans ses bras de si près, pendant un temps si long ; il avait embrassé ses joues pour arrêter le progrès de ses larmes ; et pendant qu’Auron avait fait ses protestations, de plus en plus insensé, c’était Braska qui avait réagi calmement, avec cette tranquillité inattendue qu’il avait trouvée pendant les derniers jours du voyage. Et oui, il s’en était allé, bien qu’Auron lui eût dit qu’il l’aimait, pas pour la première fois, mais d’une nouvelle façon, d’une voix pitoyable et inconnue, des mots qui restaient sur sa langue comme un goût amer.

« Et Sire Jecht ?

– Il était déjà parti. »

Elle fit signe de la tête, comme si elle avait compris.

« Braska, j’ai retrouvé sur l’herbe, deux heures plus tard, ajouta-t-il. Il était étendu sur le dos, trempé jusqu’aux os de sorte que je me suis demandé s’il s’était noyé. Il avait une plaie saignante que je n’ai pas réussi à étancher. Il était si faible qu’il n’arrivait guère à me tenir la main. »

Mais il avait quand même tenu la main d’Auron ; il l’avait saisie avec le peu de fortitude qu’il retenait, et il avait marmonné quelque chose d’incompréhensible pendant qu’Auron était resté là à genoux au côté de Braska, tout en souhaitant un miracle ultime.

« Et toi, tu veux donc la même chose ? » dit-il. Elle était choquée par ces mots, il le savait : ses mains tremblaient minutieusement sur la table ; elle pinçait les lèvres. Mais il fallait qu’elle connaisse le destin qu’elle avait choisi. Il fallait qu’elle comprenne la réalité du pèlerinage : cette mort qui lui attendait, et qui serait vraiment affreuse. Une morte brutale et laide, rien du tout à voir avec les statues glorieuses des Grands Invokeurs, ni avec la Félicité tranquille.

Les yeux de Yuna étaient toujours ronds, mais elle répliqua, « Je suis prête. Je sais que je dois mourir pour le peuple de Spira. Je l’ai accepté.

– Braska voulait que tu restes en vie, » dit-il sombrement, en pensant pour la première fois qu’il était peut-être allé trop loin.

Et il avait sans doute raison : car Yuna se leva à ce moment en faisant racler sa chaise ; elle balaya ses cheveux du revers de la main, et elle regarda brièvement le sol. « Je vous remercie d’avoir partagé vos souvenirs de mon père, Sire Auron, » dit-elle d’une voix légèrement stressée ; et puis, elle sortit.